«Avec le boom du streaming, le cinéma est au seuil d’un changement de paradigme»
J’ai été très heureuse d’apporter une carte blanche, au sujet de la transition numérique dans le cinéma, au rapport annuel de l’ARF-FDS, publication toujours conçue avec beaucoup de soin et de discernement.
Texte rédigé en février 2022, publié à l’occasion de la votation (gagnée !) sur la Lex Netflix – et continuellement … actuel.
Bonne lecture
Anita Hugi, réalisatrice et productrice
Directrice des Journées de Soleure de 2019 à 2021
Don’t look up. Vraiment?
Depuis son invention, le cinéma n’a cessé de se réinven-
ter. Casser les anciens codes, en trouver de nouveaux:
personne mieux que vous, réalisateurs·trices de films et
scénaristes, ne sait ce qui est nécessaire pour qu’un film
soit pertinent du point de vue artistique et social.
Depuis 130 ans, le cinéma sur grand écran s’est
sans cesse réaffirmé contre une concurrence toujours
renouvelée. Parfois par la coopération, comme avec la
télévision, et toujours par l’innovation: nouvelles ma-
nières de raconter, nouvelles technologies et nouveaux
concepts pour ces véritables lieux de rencontre que
sont les salles de cinéma.
Face aux plus récentes évolutions, il convient de
défendre activement le cinéma et de le faire connaître
autrement. Comme dans Don’t look up – et ce n’est pas
par hasard que je cite en (contre-) exemple ce film Net-
flix, actuellement nominé aux Oscars –, nous devons
nous décider: voulons-nous observer le désastre qui
approche avec passivité, comme Cate Blanchett, ou
tirer la sonnette d’alarme comme Leonardo Di Caprio?
L’avenir du cinéma a besoin de La Mif, de La
Ligne, des Guérisseurs, des nouvelles Èves, d’Olga,
d’Ostrov, d’Atlas, d’Azor et de Petite Sœur. Ou, pour le
dire autrement: de vos films puissants et courageux,
ainsi que des structures et des personnes qui vous
aident, aujourd’hui comme demain, à réaliser ces
œuvres. Nous avons besoin de plus de diversité, parce
qu’elle garantit l’innovation. Et de nouvelles stratégies,
qui ramènent le public dans les salles de cinéma.
Avec le boom du streaming, le cinéma est au
seuil d’un changement de paradigme, plus encore
qu’hier avec la télévision, parce que les salles de ciné-
ma locales n’ont plus seulement une concurrente natio-
nale, mais font face à un adversaire mondial, capable
de diffuser un film dans le monde entier, en même
temps. Ainsi, une série sud-coréenne peut soudaine-
ment s’immiscer dans tous les salons de la planète.
Ces prochains mois, nous allons devoir unir nos
forces afin que les fournisseurs agissant à la fois sur le
plan mondial et local n’achètent pas seulement nos
films, mais deviennent aussi des partenaires du cinéma
suisse. Nous pouvons y arriver ensemble, et agir avec
habileté et clairvoyance. Faisons comme au cinéma:
look up!
Il ne sert pas à grand-chose de se terrer dans
les salles obscures dans l’espoir que l’orage passe. Les
fournisseurs de streaming sont arrivés, et ils vont rester.
Tout comme la télévision l’a fait.
Nous avons besoin de salles de cinéma mo-
dernes qui, à la façon de lieux de rencontre culturels à
part entière, enrichissent l’expérience du public. La mo-
dernisation des salles de cinéma doit être une priorité
dans toute la Suisse.
Nous ne pourrons pas arrêter la numérisation,
mais nous pouvons essayer d’influencer l’évolution du
streaming. À grande et petite échelle. Au cinéma et en
ligne. Et en premier lieu : comprendre ensemble, en tant
que branche, par l’observation, la discussion et la parti-
cipation, en quoi consiste ce changement de paradigme.
Comme dans Don’t look up, prenons donc le té-
lescope en main pour observer de plus près ce qui ap-
proche: les chiffres relatifs aux entrées en salles ne
sont guère réjouissants. 2021, la part de marché du
cinéma suisse est tombée à 4,9 %, un niveau qui n’avait
plus été aussi bas depuis longtemps, tandis que la part
régulière des films suisses par rapport à l’ensemble du
gâteau se situe entre 4 et 8 %, score en-deçà de l’Alle-
magne (> 20 %) et de la France (> 35 %). Face à ces
chiffres, préférons-nous toujours détourner le regard,
comme la présidente des États-Unis incarnée par Meryl
Streep dans Don’t look up? Ou voulons-nous trouver
des solutions?
Paradoxalement, le cinéma est une forme d’art
extrêmement populaire aujourd’hui, comme le montrent
les tout derniers chiffres de l’IGEM-REMP et une étude
de l’Office fédéral de la culture sur les habitudes cultu-
relles actuelles: en 2021, 77 % des personnes interro-
gées dans le cadre de cette étude ont dit avoir «envie
de regarder des séries, des films de fiction et des do-
cumentaires en ligne». 57 % d’entre elles ont en outre
déclaré être prêtes à payer pour des offres audiovi-
suelles en ligne. La pandémie a amené un nouveau pu-
blic à tout le monde, et pas seulement aux grands four-
nisseurs. Elle a été comme un électrochoc, une météorite
fonçant droit sur nous.
D’après la dernière étude de l’IGEM, Netflix
comptait 2,8 millions de spectateurs·trices en Suisse
en 2021, dont plus d’un tiers (37 %) utilise Netflix une
fois par semaine (et la tendance est à la hausse: 24 %
en 2019, 31 % en 2020). La plate-forme PlaySuisse de
la SSR et Disney+ ont quant à elles attiré 700 000 et
600 000 spectateurs·trices en 2021, toutefois pas de
manière hebdomadaire.
L’étude confirme en outre ce que j’avais déjà
constaté en interrogeant régulièrement des étu-
diants·es: le film est omniprésent chez les jeunes. 78 %
des 15-24 ans interrogés·es utilisent Netflix. Disney+
est également apprécié du jeune public suisse. Le ci-
néma a progressé, et non reculé, en termes de public
et de potentiel.
Pour autant, je ne pense absolument pas qu’il
faille mettre des films à la pelle sur le web. Au contraire:
il s’agit d’attirer au cinéma le vaste public qui regarde
des films sur Internet, en réorientant la promotion sur
l’espace numérique, en proposant des offres de strea-
ming alternatives, qui peuvent servir de porte d’entrée,
et en mettant en place une chaîne d’exploitation favo-
rable au cinéma, comme viennent de le faire les asso-
ciations de réalisateurs·trices et de producteurs·trices
de films en France avec les géants du web.
Là encore, le film événement d’Adam McKay
peut nous éclairer: comme dans Don’t look up, nous
devrions nous opposer au cynisme et à la cupidité des
grands de ce monde (dans le film, Mark Rylance in-
carne un patron qui est un mélange inquiétant de Jeff
Bezos, Mark Zuckerberg et Elon Musk).
En ce qui concerne le rôle des festivals, je les
considère, avec des formes hybrides de projections et
d’entretiens, comme des passerelles vers le film d’au-
teur·trice. Leur rôle de défricheur est plus que jamais
d’actualité: seuls 70 % des films projetés dans les fes-
tivals sortiront un jour en salles en Suisse. Autrement
dit, un tiers ne connaîtra pas le grand écran en dehors
des festivals.
La situation de pandémie a permis d’attirer de
nouveaux publics, comme à Soleure en janvier 2021,
lors de l’édition en ligne, quand nous avons constaté
que bon nombre de personnes venaient de découvrir
le cinéma suisse grâce à la promotion développée dans
les médias sociaux.
Je suis persuadée qu’une extension de la pro-
motion (ou, mieux encore, de l’interaction) dans les
médias sociaux est susceptible d’améliorer rapidement
la visibilité du film d’auteur·trice suisse. L’étude de
l’IGEM sur l’utilisation des médias le montre clairement:
plus de la moitié de la population suisse utilise YouTube.
Facebook compte 3 millions d’utilisateurs·trices en
Suisse, dont 1,8 million quotidiennement. 1,7 million de
Suisses·ses utilisent tous les jours Instagram.
Vu ces chiffres, il ne suffit plus de placer une
bande-annonce sur YouTube pour annoncer la sortie
d’un film. Les médias sociaux nous offrent à cet égard
de nouvelles possibilités dans le secteur où nous ex-
cellons: le récit en images, qui promet un impact du-
rable et indépendant des mass-media habituels (et
majoritairement perdus pour la promotion du cinéma).
Il ne suffira cependant pas de déléguer la gestion des
médias sociaux aux stagiaires: il s’agit d’assurer là une
présence continue et créative.
Je vois ici, dans l’espace réel, un autre moyen de
renforcer le cinéma suisse: l’accompagnement des
films par les cinéastes pendant l’exploitation. D’après
l’étude de l’OFC mentionnée plus haut, les ama-
teurs·trices de culture ne s’intéressent pas qu’aux ob-
jets culturels, mais aussi aux échanges, aux sorties en
tant que telles. Des efforts internationaux visent à in-
demniser l’accompagnement de l’exploitation par les
auteurs·trices de films, de sorte à faire des rencontres
dans les salles de cinéma des événements vi-
vants, comme dans les festivals.
Le public sera au rendez-vous, comme le film docu-
mentaire de Barbara Miller #Female Pleasure l’a mon-
tré, en comptabilisant plus de 70 000 entrées.
Quelle que soit la façon dont la culture cinéma-
tographique évoluera, il s’agit de faire en sorte que vos
films soient vus. Pour cela, nous avons besoin de tous·tes
les acteurs·trices de la culture cinématographique, et
de nouvelles personnes qui jettent de nouveaux ponts
vers le public dans l’espace numérique, et qui stimule-
ront un échange actif entre le streaming et la salle de
cinéma. Car, comme a dit Jean-Luc Godard, «Quand
on va au cinéma, on lève la tête.» We look up! Sauvons
la planète cinéma, d’abord et avant tout de nos propres
conservatismes. Vive le cinéma!